Tableau de vie
J'entre, sans y être invitée, dans une maison comme il en existe tant, en France, au début du XXI ème siècle : une maison sur commande, que l'occupant n'aura pas bâtie ni pensée, qui ne correspondra donc pas à ce qu'il est mais à ce que d'autres ont pensé bon pour lui. A l'image de toute une vie.
Au mur, plusieurs images racontent les rêves des habitants du lieu. Des femmes africaines, encadrées et mises sous verre dans un tableau, reviennent du champ, portant leur outil. Elles rient. Posé sur une étagère sans poussière, un autre cadre protège l'image figée de paysans péruviens tressant de beaux épis de maïs colorés. De nouveau, un grand tableau où sont épinglés des photos de voyage. On voit le couple, flânant dans un marché exotique. L'homme a la barbe longue et le sourire jusqu'aux oreilles, en habit large et coloré, et en sandales ; A ses côtés ondule une jeune femme, radieuse, les cheveux jusqu'aux fesses, vêtue d'une jupe longue, ses pieds nus ornés d'un bracelet indien. Ils ont immobilisé, pour le rendre éternel, ce moment de beauté et de bonheur fugace. Une autre photo : un petit enfant, nu ; les fesses dans l'eau, un peu de sable au coin de la bouche, il est visiblement absorbé par le clapotis éternel des vagues. Dans un alpage, le même enfant, un peu plus grand, avançant prudemment à côté d'un troupeau de vaches tarines pour se rendre dans le petit refuge qu'on aperçoit au loin. Les moments les plus précieux de vie sont accrochés au mur comme on épingle des papillons.
Un nouveau cadre, tout en largeur, pour faire ressortir l'incroyable l'étendue des plaines mongoles. On ne voit personne dans ce paysage, on contemple dans un rectangle de trente centimètres par quatre-vingt dix l'immensité vertigineuse d'une nature sauvage. A côté, quelqu'un a peint sur un petit tableau une île cernée par des icebergs géants, peuplée par les oiseaux marins qui nichent sur les corniches battues par les vents. Je pose la main sur la poignée qui ouvre la porte du jardin, avant de sortir je jette un dernier coup d’œil à un autre tableau, celui d'une prairie de montagne, où mille fleurs ondoient sous la brise d'été.
Me voici dehors, maintenant. Quelle étrangeté. La pelouse est tondue de près, et le jardin, clôturé avec la précision d'un géomètre. L'horizon ici semble s'arrêter au grillage vert. Un pied de cassis est protégé d'un filet pour en interdire l'accès aux oiseaux. Je cherche les habitants. Ils sont partis. Au boulot. Dans leur boîte, sur leur bureau, il y a très certainement d'autres images dans lesquels ils plongent pour rendre les heures moins longues. Les enfants ? Devinez : ils sont à l'école !!! Le maître leur apprend ce qu'ils doivent savoir. Ils leur enseigne, jour après jour, comment bien se tenir, comment bien se vêtir, comment bien travailler. Il leur donne des images, quand ils sont obéissants…
Les enfants ont tôt compris que la barbe, les cheveux longs, les sandales et les vêtements dans lesquels on se sent bien, pour leurs parents, c'était avant, c'était loin, c'était un tout petit moment, tellement éphémère qu'on l'a figé dans une image, pour ne pas oublier qu'un jour il a existé. On ne se met pas pieds nus quand on va au (super) marché. Ni en sandales le jour de la rentrée. Ni les pieds dans les flaques d'eau dans la cours de récré. On ne saute pas à pieds joints la barrière vers les alpages en jour ouvré, on reste, enfermé, à lire et décrypter des images, puis des mots, pâles reflets du monde qui palpite hors de la salle de classe. On est privé de Vie, prisonnier à perpétuité, engagé à durée illimitée. Alors notre regard se tourne, pendant les heures de classe, vers l'image, au dessus du pupitre du maître, du petit tibétain qui fait paître les moutons.
Et puisque l'accès au dehors nous est interdit, on rêve de la grande évasion, de voyage, de devenir cosmonaute ou aventurier...
Les rêves d'enfants, au départ, sont pourtant simples… Marcher pieds nus dans la terre, explorer librement et à son rythme le monde, grimper dans les arbres, construire une cabane. Manger, dormir, quand on a faim ou sommeil. Quand on le veut. Quand c'est la bonne heure, pour nous. Bonne heure. Bonheur.
On ne peut pas, notre existence étant engoncée dans le calcul prévisionnel du temps et de la vie. On ne doit pas rêver d'être simplement : paysan. Attention, je n'ai pas dit exploitant agricole, ça oui, on peut encore, quelques-uns s'y autorisent. Non, j'ai bien dit : paysan. L'homme du pays. Le rêve simple de chacun, en somme, si l'on redonne son vrai sens au mot, et non celui de bouseux qui lui est habituellement octroyé: habiter un endroit, l'aimer, faire pousser quelques légumes ou ramasser ceux que la terre nous offre, partager avec les habitants du lieu la culture au sens très large, de la graine du haricot aux questions existentielles qui germent les soirs d'été, sous la voûte étoilée, et à tant d'autres moments propices quand on est en contact avec la terre... Se promener, connaître l'endroit que l'on occupe... Vivre.
On réserve la paysannerie à l'exotisme des cartes postales venues de l'autre bout du monde. A la rigueur, le vieillard auvergnat qui fauche son champ de blé avec un chapeau de paille, c'est assez pittoresque pour figurer dans un petit cadre au dessus des toilettes. Mais le paysan doit rester une image lointaine, floue, sortie d'un autre monde, d'un autre temps. Aujourd'hui enfermé dans une carte postale, symbole étriqué et figé d'un contact perdu avec la terre qui est là, pourtant, juste à côté. Dans la parcelle tondue et clôturée… Dans ce rectangle qui définit un nouveau cadre…
Ce besoin d'aller chercher si loin ce qui est là, d'encadrer nos rêves dans des tableaux figés, n'est ce pas l'aveu du manque de liberté dont nous souffrons tous ? Si on veut partir pour souffler, pour respirer, le plus loin possible, n'est-ce pas précisément parce que notre quotidien est suffocant, clôturé, fermé ? On s'autorise à vivre quand on est loin de chez nous, on part à la montagne, à la mer, en Australie, aux Îles Galapagos, on ose alors délacer nos chaussures, marcher pieds nus dans le sable, s'habiller avec les couleurs de la vie, échanger avec l'Autre sans jouer de rôle, dormir à la belle étoile, cuire notre nourriture au feu de bois ; ramasser des coquillages et du bois flotté, explorer les forêts primaires, se saouler d'air pur, être vrai avec nos enfants, avec celui ou celle qu'on aime, se délester des apparences, avoir le corps souple, s'allonger dans l'herbe et regarder les nuages naviguer, sentir le rire revenir comme allié spontané.
Puis, malheureusement, (et pourquoi?) on revient. On encadre nos souvenirs, nos rêves, on les regarde de loin, fantômes pâles et immobiles des moments vifs de notre existence. On encadre et on retient la vie. On empêche ; on contraint, on se contraint, on ficelle, on muselle, on cloître. On éteint, aussi. On ne s'autorise la vie que dans une période définie de l'année: les vacances. Le reste du temps, on n'est pas tout à fait nous même, on met nos existences au service d'une image qu'on a de la Vie, et non pas de la Vie. Comment avoir l'idée même de mettre la vie entre parenthèses?
Libérons-nous.
Libérons les enfants, des salles de classes et de tous les cadres imposés.
Envoyons péter le cadre de notre boîte.
Laissons nos rêves sortir du cadre.
La terre est là, juste là. Partout.
Notre jardin contient autant d'infini que les vastes steppes mongoles si on lui retire ses clôtures.
Mathilde Anstett
ARTICLES AU HASARD

Descriptif de l'émission :
L'être humain naît apparemment inachevé (néoténie) et il souffre [ ... ]
Réflexions philosophiquesLire l'article
Pas grand monde n'avait compris l'importance et la profondeur du sketch « Bouillon la Creuse » ci-dessous, et pourtant, à l'Adrey, [ ... ]
Terre et permacultureLire l'article
Voici une liste de propositions de rencontres sur différents thèmes, principalement pour la région de Chambéry/Grenoble [ ... ]
InterventionsLire l'article
[On fera des mises à jours pendant une période, l'article sera disponible dans le menu documents principaux]
L'ARGENT, LA LAÏCITÉ, [ ... ]
Réflexions philosophiquesLire l'article
Depuis les débuts du capitalisme, la civilisation n'a fait que descendre et notre environnement se dégrader. La terre et l'homme sont [ ... ]
Réflexions philosophiquesLire l'article