Dialectique de l'amitié
La notion revêt de plus en plus pour moi une dualité contrastée de plus en plus nette. Et finalement, comme toujours en philosophie, ça s'éloigne et se complexifie, en même temps que ça se précise. Cette dialectique, quelle est-elle ?
Pour la décrire simplement, je partirais principalement de deux sources littéraires, mais il y en aurait des milliers (surtout pour la première vue de la dialectique).
Première source : « Lettre à un otage » de Saint Exupéry. Saint-Ex décrit avec tant de vérité, cette force qui fait que l'on coule vers un autre être que soi-même pour s'y sentir bien et en plénitude ("pour s'y sentir pur"). Cette force mystérieuse qui requiert le non-jugement réciproque, l'accueil total des qualités et des défauts ("si mon ami boîte, je ne lui demande pas de danser"). Cette première vue est similaire à la définition chrétienne et divine de l'amitié : l'accueil sans limite du pauvre et de la misère de la condition humaine qui implique qu'on devienne pauvre avec le pauvre, pauvre parmi les pauvres. (J'associerais volontiers "L'ami dévoué" de Oscar Wild pour le sujet du sacrifice lié à l'amitié (et un texte de Tolstoï aussi) mais il vaut mieux simplifier pour faire apparaître clairement cette dialectique.)
Pour l'autre partie de la dialectique, il y a cette deuxième source, la source Grecque, avec notamment l'Éthique à Nicomaque d'Aristote et tout le feu de la philia Athénienne. L'amitié de Saint-Ex serait donc en fait pour les Grecs : Agapè. Quant à la philia (j'ai déjà beaucoup écrit à son sujet), on peut la définir par l'amour partagé de la vérité (qui va donc, avec le courage de la vérité et la philosophie). La Philia est l'amitié quotidienne issue de la citoyenneté, c'est-à-dire entre personne libres et autonomes amoureuses de la (recherche de la) vérité (Alethéia).
La philia, avec toute sa fronde qui la caractérise, dit ceci : la vérité avant les amis. Cette idée ne signifie pas qu'on ne veuille pas d'amis et qu'on veuille uniquement la vérité, au contraire, ça signifie qu'il ne peut pas y'avoir d'amitié véritable, si on fait fi de la vérité dans ses relations (on cherche l'amitié véritable et pas juste des "relations"). Cela signifie aussi qu'il ne peut pas y'avoir d'amitié sans communauté politique en un lieu, sans citoyenneté (liberté et égalité) et sans autonomie individuelle et collective (en un point de l'espace et du temps).
L'amitié, chacun en conviendra, implique la gratuité totale (même racine que pour la grâce). Et cette gratuité, cette grâce, pour exister doit trouver du symbolique où s'épanouir. Ce ne peut-être que le symbolique de la mise en commun des actes, des paroles et d'une partie substantielle des biens matériels (ou de la matérialité au sens large). Le diabolique du chacun pour soi à la poursuite de ses intérêts ne peut pas créer d'amitié. (On peut entrevoir que la philia rejoint l'agapè sur la notion de vérité qui viendrait de Jésus-Christ.)
Mon âme est toujours bienheureuse de sentir la perfection encore possible de l'agapè et la joie d'accueillir l'autre à ma table comme le Christ, ou d'être moi-même accueilli comme le Christ, mais je dois dire que je souffre le martyr de vivre sans Philia. De vivre dans un monde où chacun poursuit constamment ses petites jouissances privatives, où l'idée même de bien commun, a totalement disparu (des consciences et de la réalité). Je vois TOUS mes frères humains passer leur vie à vendre et se vendre et parfois, je ne vois plus du tout ce qu'il peut rester d'amitié là-dedans (au sens donc de la philia d'Aristote). J'ai souvent la sensation d'un monde de glaces, où nous sommes uniquement des clients les uns pour les autres. Je me demande tous les jours : comment a-t-on pu réaliser une ablation aussi parfaite de la philia, (et donc de l'en-commun) telle une opération de l’appendicite ? L'idée de l'amitié qui découle de la liberté et de la citoyenneté (de la liberté dans la citoyenneté) a été totalement enlevée du monde...
J'ai dans le cœur deux divinités, qui incarnent chacune, un pan de l'amitié. Le Christ (du nouveau testament) et Athéna (fille de Zeus, déesse de la sagesse et du polémos, protectrice d'Athènes). En somme : Agapè (Christ) et Philia (Athéna). Je n'arrive pas à me résoudre à abandonner la moitié de l'amitié. Je pense que ces deux moitiés sont d'ailleurs en équilibre l'une avec l'autre et que l'absence de l'une abîme l'autre (c'est un couple inséparable qui s'émule, et si l'un meurt, l'autre en meurt comme Roméo et Juliette).
Cet ami, qui boîte (comme tout le monde), qui repart de chez moi mais qui s'en retourne pour vendre et se vendre... Je ne le comprends plus... Je m'interroge... Agapè ne peut pas être uniquement un baume, un pharmakon.
Agapè appelle la Philia. Philia concoure à Agapè. Ce monde de ventes permanentes, de sphères privées, de juxtaposition d'oikoï, et d'agapè totalement approximatifs entre deux portes (ventes), ne me va pas du tout.
NB. : chaque oikos étant d'ailleurs devenu une petite entreprise libérale (même que ça soit sous des formes jugées "éthiques" - ça reste du privatif et de la vente)
Oui, je m'interroge, comment parfois ne pas en vouloir sérieusement à mes frères humains d'être TOUS des commerçants ?
N.B : énième email militant que je reçois hier de la part de André dans lequel on trouve encore et toujours un appel à cotisation - tout le monde demande sans arrêt du fric par un biais ou par un autre... c'est quoi le rapport avec l'amitié ?
Dans tous mes amis et proches depuis 36 ans, il n'y a guère qu'Olivia et Valentin que je sens véritablement totalement détaché du fric (qui le condamnent philosophiquement et qui cherchent à s'en débarrasser).
Cet ami qui vend et se vend continuellement est en plus toujours à la peine, alors il vient chercher Agapè pour se passer un baume quand œuvrer pour la Philia allégerait définitivement son fardeau.
C'est donc ABSURDE.
En tout cas, je dois dire que ces jours-ci, je me sens en froid avec l'amitié ou à moins que ça soit le monde qui se refroidit de jour en jour.
Je ne comprends plus ce que les gens veulent partager : de l'alcool ? Des tisanes ? Du foot ? Du cannabis ? Bouffer ensemble ? Des paroles, au choix : de résignation, de déprime, ou sur "une meilleure alimentation" (obsession du moment - légitime vu le désastre) ??!!
(Bon de toutes façons, les gens ne se parlent bientôt plus, ils regardent leur smartphone...)
Mais en fait, on fait quoi ??!! On construit quoi, de commun, de sensé, de viable, de solide, de soigneux, de pérenne, ET DE BEAU ??!!! ENSEMBLE et pas chacun pour soi ?
A suivre.
Sylvain
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